Kronos-Saturne
(L'arcane IX - L'Hermite)
Kronos, Chronos, le Temps.Il existe deux versions concernant la naissance de Chronos - Khrónos en grec ancien. Je privilégie la tradition orphique présentant Kronos comme un dieu primordial personnifiant le Temps et la Destinée. Il est uni à la déesse Ananké, (déesse de la Nécessité et mère des trois Moires ou « portions de destin assignées à chaque homme » : Clotho la Fileuse tisse le fil de la vie, Lachésis la Répartitrice le déroule, Atropos l'Implacable le coupe). De cette union vont naître trois enfants : Chaos, Éther et Phanès.
Selon la Théogonie d'Hésiode, à l'origine, il y a le Chaos primordial dont naissent par parthénogénèse, Gaïa, la Terre et Ouranos, le Ciel ainsi qu'Éros, le Désir, principe vital et dynamique.
Kronos, fils de Gaä et Ouranos (Terre et Ciel), appartient donc à la deuxième génération divine : « Puis vint le plus jeune d'entre les Titans, Kronos aux pensées courbes, le plus terrible des enfants ; et il prit en haine son géniteur florissant... ».
La légende de Kronos est d'abord placée sous le signe de la haine et de son redoublement, la vengeance : tisis (d'où les Titans tireraient leur nom). En effet, les enfants d'Ouranos sont haïs par leur père qui leur refuse naissance en les maintenant au profond des entrailles de Gaïa. Oppressée de ne pouvoir mettre au monde, celle-ci demande à son fils Kronos d'appliquer son désir de vengeance: avec la faux fabriquée par les soins de sa mère, il tranche les testicules de son père séparant ainsi la Terre et le Ciel en deux entités distinctes.
Si le sang issu de cette castration tombe sur la Terre et donne naissance à des puissances redoutables, les parties génitales sont elles jetées à la mer. De la rencontre de la mer et du Ciel nait Aphrodite (déesse de la Beauté), issue originellement de la lutte entre Ouranos et Kronos.
Kronos règne alors sur les autres dieux mais pour conserver la maîtrise du monde, dévore ses enfants issus de son union avec Rhéa sa sœur et double de Gaïa. Zeus, le dernier de ses fils, par une ruse de sa mère, réussit à son tour à détrôner son père et impose sa souveraineté. Avec lui, une nouvelle génération de dieux s'impose, les Olympiens, qui règnent sur un univers plus apaisé permettant à l'Homme de faire son apparition. Se place ici, sous le signe du bonheur et de l'heureuse fertilité (l'âge d'or), la seconde partie du mythe.
La beauté est un état d'âme si indifférencié, si élémentaire qu'il n'est pas étonnant d'en retrouver le motif dans l'amplification mythologique primitive et archaïque des mythes de Kronos et Saturne, illustrant ainsi les origines les plus lointaines de la cosmogonie humaine lors de la naissance d'Aphrodite, issue de la rencontre du ciel et de la mer. Quant à l'ambivalence de ce cycle, cruauté et paix, lecture est à faire comme une subtile représentation du temps: lorsque le Dieu Courbe (la pliure du temps en astrophysique) dévore sa progéniture (représentant la succession d'instants), le chaos devient imprévisible ; en revanche en l'âge d'Or de Saturne la mesure du présent règne chez les hommes, offrant à ceux-ci de « vivre l'instant comme des immortels ».
Kronos (ou Saturne) correspond à l'intellect dans le sens non rationnel du grec «noûs » signifiant la faculté de connaître en donnant forme et unité à l'objet, soit « sacer noûs » ou esprit sacré.
Lorsque Ouranos refuse naissance à ses enfants en les maintenant au profond des entrailles de Gaïa, se met en image la puissance du refoulé, de la tradition qui étouffe, des interdits mal posés, des idées ou projets qui ne verront jamais le jour.
Il est le dévoreur archétype représentant la digestion interne, le ralentissement, la dépression magistrale.
L'aspect dépressif, dominant chez Kronos, est généré non seulement par le pressentiment insupportable et inévitable de la mort mais également par la conséquence qui en découle. En effet, le sujet tout en étant témoin de sa mort continuelle, ne meurt pas. Le père et le fils voient, reflété dans l'un comme dans l'autre, ce qui les attend tous les deux: l'inévitable vieillesse pour le Puer, l'usurpation de sa place pour le Senex.
Indissociable de la fin et de la mort, le temps dans la matière pose l'exercice exigé de la solitude. Au commencement de toute réalisation spirituelle, il y a la mort, premier détachement du monde : la conscience doit être arrachée des sens et dirigée vers l'introspection. Mais comme la lumière intérieure n'a pas encore jailli, cet abandon du monde extérieur est ressenti comme une nuit oppressante, une nox profunda.
Se pose également l'œuvre de différentiation imposée lors du choix évolutif et l'acceptation de l'expérience de la hiérarchie. La hiérarchie ramène l'être à un mouvement constant, une prise en compte de sa position réelle se renouvelant continuellement, soit l'entre-deux du rang vécu dans le 100% de l'instant.
L'intense et ontologique sentiment de solitude ou l'acedia (désignant le manque d'ardeur, l'âme laissée en jachère, la dépression) se doit d'être accepté comme partenaires de l'aventure humaine. La lutte en contre l'acedia sera toujours vaine, au contraire du « vivre dans l'avec ». Accepter l'acedia, sans s'y identifier tout en l'acceptant comme énergie fondamentale et constitutive de notre psyché, ouvre à l'empathie et à la création; l'acedia débouchant sur la généreuse mélancolie est l'illustre compagne de la beauté.
La tristesse est donc partie intégrante de la psyché humaine, l'ouvrant au monde sensible de la même façon la mélancolie fait partie de la lumière éclairant le chemin...